Université de Strasbourg, 28 novembre 2019

Appel à contributions

Depuis plus de 40 ans, les pratiques ludiques et plus particulièrement vidéoludiques se sont particulièrement développées, amenant certains chercheurs à voir dans les jeux vidéo l’industrie culturelle du XXIe siècle (Benghozi, 2017). Les jeux de société ne sont pas en reste et connaissent un renouveau d’intérêt touchant toutes les générations de joueurs. Le chiffre des ventes décolle, comme le montre le rachat récent de l’entreprise française de jeux de société Asmodée.

En parallèle de ces évolutions des mondes sociaux et économiques, la notion de “World Building”, généralement traduite par “construction de monde”, a pris de l’importance dans les études sur la fiction et les médias ces dernières années (Wolf, 2012 ; Ryan, 2017 ; Boni, 2017).

De nombreuses études sur les jeux ont été consacrées à l’étude d’univers ludiques existants et aboutis ou aux appropriations ou aux engagements des joueurs. Toutefois, les travaux concernant les créateurs et concepteurs eux-mêmes, et plus généralement les processus de création, se font toujours rares.

C’est pourquoi le présent appel à contribution souhaite inviter les chercheurs à réfléchir aux notions de constructions, conceptions, créations, dans leurs différentes acceptions et selon les différents angles disciplinaires : sciences de l’information et de la communication, sciences de gestion, sociologie, anthropologie, arts, littérature, informatique, et toutes autres disciplines pouvant s’intéresser aux mondes ludiques.

Axes de recherches proposés

Les propositions de communication traitant des sujets ci-dessous seront appréciées, sans que cette liste ne soit exhaustive. Les approches interdisciplinaires permettant d’articuler différentes dimensions seront bienvenues.

Communautés et identités

L’identité des concepteurs de jeu ouvre plusieurs angles de recherche. D’un côté, nous pouvons nous interroger sur la reconnaissance de la figure l’auteur de jeu vidéo et sur les processus de “starification”. Il est observable par exemple dans le domaine du financement participatif, où la présence de certains game designers peut faire office d’effet d’annonce pour attirer des souscripteurs. D’un autre côté, le questionnement peut porter sur la féminisation de l’industrie vidéoludique, afin de comprendre les places qu’occupent les femmes dans ce secteur, les polémiques auxquelles les questions de genre donnent lieu, telles que le Gamergate, ainsi que les changements de perception et les évolutions de mentalité dans ce domaine.

Le parcours des individus et leur « carrière » (Becker) dans les mondes des jeux est également un sujet d’étude. Il sera ainsi possible d’interroger les motivations qui amènent les individus à vouloir devenir concepteurs ou auteurs de jeux. De même, il est nécessaire de penser la porosité des frontières entre concepteurs et consommateurs, mise en lumière par la conception de mods, de fanfiction, mais aussi dans les jeux qui invitent les joueurs à endosser le rôle de créateur, tels que Minecraft, Neverwinter Nights, TrackMania.

D’un point de vue organisationnel, la littérature (e.g. Burger-Helmchen et Cohendet, 2011 ; Parmentier et Gandia, 2013) a identifié diverses catégories de communautés dans le secteur vidéoludique (joueurs, testeurs, développeurs, etc.). Les organisations sont ainsi amenées à créer ou exploiter des communautés, celles-ci passant d’un rôle passif à un rôle actif. Organisées, ces communautés reposent sur des individus de plusieurs natures : consommateurs, créatifs, gestionnaires et compétiteurs (Parmentier et Gandia, 2013). Les entreprises doivent alors composer avec ces individus aux multiples identités. Plusieurs questions se posent alors : comment accéder à une communauté pour accéder à de nouvelles ressources (communautés émergentes, création de communauté), comment aligner les stratégies de l’entreprise et de la communauté pour travailler ensemble (problème de propriété, etc.) et enfin, comment intégrer ce que produit la communauté ?

Outils de création et contenu

En termes de conception et de création, les pistes concernant les théories du Game Design sont nombreuses, et peuvent concerner leur histoire, comme leurs rapports. Il s’agira également, dans une optique réflexive, de mettre en lumières les implications de différentes théories. La plupart des ouvrages de Game Design sont des manuels à destination des concepteurs dans l’objectif de les accompagner dans le développement de jeux et de mondes ludiques. Ils n’intègrent que très rarement de visées réflexives pouvant servir à répondre à des problématiques de sciences humaines et sociales. Ce type de guides peut constituer un corpus afin d’étudier les représentations à l’œuvre dans les conseils donnés aux game designers. Aux théories du Game Design s’ajoutent les questions liées aux outils utilisés par les concepteurs, tels que les moteurs de jeux et les kits de développement. D’un point de vue socio-anthropologique, les communautés de concepteurs se rassemblant autour de ces outils, via des réseaux sociaux ou des forums, qui représentent également un intérêt.

Pour accéder aux ressources externes à l’organisation, entre autres au contenu créé par divers individus, les entreprises issues du secteur vidéoludique utilisent généralement des boîtes à outils. L’étude du cas de la communauté Trackmania (Parmentier et Gandia, 2013) a montré que ces boîtes à outils (toolkits) permettent aux individus d’exprimer leur créativité, par exemple en créant des circuits, en exprimant et développant leurs talents graphiques, ou encore en personnalisant les voitures et en réalisant des vidéos. Ainsi, ils favorisent le développement d’une communauté, malgré leurs limites techniques et artistiques. Il semble alors intéressant d’étudier plus précisément ces toolkits sous l’angle de la gestion, notamment comme outil de production de connaissances distantes et de support à l’innovation dans l’entreprise. On pourra s’intéresser, entre autres, à l’identification des outils à mettre à disposition des individus pour favoriser leur créativité tout en s’assurant la réappropriation des contenus produits par l’entreprise.

Constructions de mondes

En termes de conception, il conviendra également de s’attacher à l’analyse des “constructions de monde” du point de vue des contenus des productions ludiques. Ces problématiques peuvent englober les manières dont un monde est constitué en tant qu’espace fictionnel, ainsi que les dimensions historiques et temporelles qu’il incorpore. Il s’agira également de s’intéresser aux façons dont la narration sert à la construction d’un monde ludique. Par exemple, dans les jeux de rôle (Role Play Game – RPG), la découverte d’un univers est souvent liée à la nécessité de suivre un récit et de progresser en montant de niveau pour être capable d’affronter de nouvelles difficultés. Ces observations sont alors liées, notamment, au Game Design et au Level design.

Dans une optique plus inspirée par les travaux en littérature, l’étude des emprunts à d’autres œuvres, renvoie aux phénomènes d’intertextualité, d’intermédialité ou d’autres notion servant à étudier les rapports entre médias. D’autres types d’œuvres fournissent des éléments pour construire un univers de jeu et posent la question de l’adaptation et du transfert de ressources pour construire et concevoir des mondes ludiques. De plus, les phénomènes transmédiatiques ont pris de l’importance depuis quelques années, notamment avec le déploiement de mondes fictionnels multi-supports. L’univers d’un jeu peut ainsi être complété par d’autres médias, ce qui constitue une piste de choix pour l’étude des limites des mondes ludiques et des manières dont ils sont réalisés localement (Di Filippo, 2017).

A ne pas négliger, la dimension esthétique joue un rôle important dans les mises en scène et les modélisations de mondes ludiques. Elle contribue à la mise en place d’ambiances particulières, comme dans les jeux d’horreur, et peut s’inspirer de courants artistiques, tels que le sublime de l’époque romantique pour mettre en scène la nature et les paysages.

Création de valeur

Enfin, il apparaît que la structuration des secteurs ludiques et vidéoludiques pose un certain nombre de questions relatives à la valeur qu’ils créent. Par exemple, l’étude des nouveaux acteurs issus de l’industrie du jeu, ainsi que de leurs relations, est un terrain d’étude pertinent : plateformes, intermédiaires, communautés de joueurs et de concepteurs, etc. (Burger-Helmchen et Cohendet, 2011 ; Parmentier et Gandia, 2013). Au-delà de faire émerger de nouveaux acteurs, l’évolution de l’industrie amène les organisations à faire évoluer leur business model, par exemple vers des business models multifaces (Parmentier et Gandia, 2016), qui présentent un intérêt tout particulier. De manière plus vaste, les modifications du secteur vidéoludique, avec entre autres l’essor de l’e-sport et la professionnalisation des joueurs (Besombes, 2016), suggèrent un certain nombre d’interrogations restées à ce jour relativement peu explorées.

Enfin, plus globalement, afin de créer de la valeur, le secteur du jeu doit gérer un certain nombre de tensions émergeant avec la formalisation de l’industrie. Par exemple, les organisations du secteur vidéoludique peuvent faire face à la difficulté de laisser leurs employés être les plus créatifs possibles, tout en ayant des objectifs économiques et une culture organisationnelle pouvant limiter cette créativité (Tschang, 2007 ; Simon, 2009 ; Cohendet et Simon, 2016 ; Cohendet et al., 2017). Ces tensions sont pourtant sous étudiées dans la littérature, alors qu’elles sous-tendent la création de valeur dans l’industrie ludique.

Parallèlement à tout cela, à la manière de la sociologie d’autres métiers, comme la sociologie du journalisme, il nous semble nécessaire de commencer à construire une sociologie du Game Design. La question de la conception et des concepteurs de mondes ludiques peut, par exemple, être abordée à travers les travaux de Howard S. Becker, qu’il s’agisse d’étudier les “activités collectives” que les acteurs sociaux accomplissent ensemble afin de d’aboutir à une œuvre et à sa “réputation”.

Attendus des soumissions

Les propositions devront faire 2000 caractères et présenter le corpus ou le terrain sur lequel s’appuie l’étude, la méthodologie employée, des références scientifiques ainsi que la problématique, clairement exposée.

Les propositions ainsi qu’une courte bio-bibliographie sont à envoyer avant le 30 juin 2019 à l’adresse suivante : beta-jeu@unistra.fr

Les communications retenues donneront lieu à publication dans le cadre du programme de recherche

Comité d’organisation

  • Émilie Ruiz (BETA, Université de Strasbourg)
  • Julien Gossa (ICube, Université de Strasbourg)
  • Valentine Royaux (Mondes germaniques et Nord Européens, Université de Strasbourg)

Comité scientifique

  • Thierry Burger Helmchen (Université de Strasbourg)
  • Olivier Caïra (École des hautes études en sciences sociales – EHESS)
  • Rémi Cayatte (Université de Lorraine)
  • Estelle Dalleu (Université de Strasbourg)
  • Romain Gandia (Université Savoie Mont Blanc)
  • Sébastien Genvo (Université de Lorraine)
  • Stéphane Goria (Université de Lorraine)
  • Bernard Perron (Université de Montréal)
  • Vinciane Zabban (Université Paris XIII)

Bibliographie indicative

  • Berry Vincent, Borzakian Manouk, 2015, « Introduction », RESET, n° 4, [En ligne].
  • Besombes Nicolas, 2016, Sport électronique, agressivité motrice et sociabilités, Thèse de doctorat en Sciences du Sport, Université Sorbonne Paris Cité.
  • Boni Marta, 2017, « Introduction. Worlds Today », in Marta Boni (ed.), World Building. Transmedia, Fans, Industries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2017, pp. 9-27.
  • Burger-Helmchen Thierry, Cohendet Patrick, 2011, «  User communities and social software in the video game industry », Long Range Planning, 44(5-6), 317-343.
  • Cohendet Patrick, Simon Laurent, 2016, «  Always playable: Recombining routines for creative efficiency at Ubisoft Montreal’s video game studio » , Organization Science, 27(3), 614-632.
  • Cohendet Patrick, Parmentier Guy, Simon Laurent, 2017, «  13. Managing knowledge, creativity and innovation » in, The Elgar companion to innovation and knowledge creation, 197.
  • Di Filippo Laurent, 2017, « MMORPG as Locally Realized Worlds of Action »,  in Marta Boni (ed.), World Building. Transmedia, Fans, Industries, Amsterdam, Amsterdam University Press, pp. 231-250.
  • Parmentier Guy, Gandia Romain, 2013, « Managing Sustainable Innovation with a User Community Toolkit: The Case of the Video Game Trackmania », Creativity and Innovation Management, 22(2), 195-208.
  • ParmentierGuy, Gandia Romain, 2016, « Gérer l’ouverture dans un business model multiface-Le cas du jeu vidéo en ligne », Revue française de gestion, 42(254), p. 107-128.
  • Ryan Marie-Laure, Thon Jan-Noël, 2014, « Storyworlds across Media: Introduction », in Marie-Laure Ryan, Jan-Noël Thon, Storyworlds Across Media. Toward a Media-Conscious Narratology, Lincoln/Londres, University of NebraskaPress, p. 1-21.
  • Ryan Marie-Laure, « Why Worlds Now? », in Wolf Mark J. P., Revisiting Imaginary Worlds. A Subcreation Studies Anthology, New York, Rouledge.
  • Simon Laurent, 2009, « Ubisoft Montréal : établir et gérer un pôle mondial de création », Le journal de l’ecole de Paris du management, (2), 21-28.
  • Tschang F. T., 2007, « Balancing the tensions between rationalization and creativity in the video games industry » Organization science, 18(6), p. 989-1005.
  • Wolf Mark J. P., Building Imaginary Worlds. The Theory and History of Subcreation, New York/Londres, Routledge, 2012.
  • Zabban Vinciane, « Ceci est un monde. » Le Partage des jeux en ligne : conceptions, techniques, et pratiques, Thèse en Sociologie, Paris, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2011.
AAC – Journée d’étude : Concepteurs, conceptions et créations de mondes ludiques
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